Situé aux confins de Villez-sur-le-Neubourg qui était une seigneurie dépendante tardivement de la baronnie d’Harcourt, l’emplacement du Manoir-de-Calenge appartenait-il aux Harcourt, ou aux seigneurs du Neubourg ? Et qui étaient donc ces seigneurs ? Si les premiers seigneurs d’Harcourt semblent en place autour de l’an 1000, ce n’est que dans la seconde moitié du XIIème siècle que l’existence d’un château est avérée par les textes. Robert II d’Harcourt est le compagnon de croisade de Richard-Cœur-de-Lion. C’est certainement lui qui bâtit le premier château de pierre. Les Harcourt figurent dès lors parmi les plus importants barons de Normandie. Jean II d’Harcourt est nommé par exemple maréchal de France et accueille dans sa demeure le roi Philippe-le-Hardi. En 1338, un autre roi de France, Philippe VI de Valois, érige la seigneurie d’Harcourt en comté ; le château en devient le chef-lieu. Au regard du site, on pense qu’à l’origine le château d’Harcourt consistait en une motte entourée par un fossé, comme beaucoup d’autres forteresses de l’époque. Au XIIème siècle, une tour carrée en pierre succède aux constructions de bois. L’architecture castrale évolue ensuite selon les progrès des techniques de siège, aussi bien celles de la défense que celles de l’attaque, et avec l’ascension de ses propriétaires. Au XIIIème siècle, l’ancien donjon est intégré dans un château de forme polygonale. La basse-cour est protégée par une courtine ponctuée de 9 tours rondes. Au-devant de cette courtine, un profond fossé, la plupart du temps sec (il n’y a pas de rivière pour l’alimenter), ceinture l’ensemble.
Citons maintenant les premiers seigneurs d’Harcourt, du début du XIème au XIIIème siècle :
– Bernard le Danois, compagnon de Rollon, gouverneur et régent du duché de Normandie à la mort du duc Guillaume Ier de Normandie (942),
– Torf, baron de Tourville, fils de Bernard le Danois et de Sprote, princesse de Bourgogne,
– Turquetil, fils de Torf et d’Ertemberge de Briquebec. Il est gouverneur de Guillaume le Conquérant durant sa minorité. Il vit de 960 jusqu’au milieu des années 1020, – Anquetil d’Harcourt, fils de Turquetil et d’Anceline de Montfort, est le premier seigneur d’Harcourt connu sous ce nom. En 1066, il accompagne Guillaume-le-Conquérant lors de la 793conquête de l’Angleterre. Il obtient des domaines en Angleterre et ses possessions s’étendent ainsi des deux côtés de la Manche. Il épouse Eve de Boissey,
– Errand d’Harcourt, seigneur d’Harcourt, participe à la conquête de l’Angleterre aux côtés de Guillaume-le-Conquérant,
– Robert Ier d’Harcourt, dit le Fort, frère d’Errand, auquel il succède. Il participe également à la conquête de l’Angleterre et revient en Normandie. Robert fait construire le premier château d’Harcourt. Il épouse Colette d’Argouges,
– Guillaume d’Harcourt, fils de Robert Ier, prend le parti d’Henri Ier d’Angleterre. Il épouse Hue d’Amboise,
– Robert II d’Harcourt, dit le Vaillant ou le Fort, fils de Guillaume. Il accompagne Richard Cœur-de-Lion, son suzerain, à la troisième croisade et est désigné en 1200 comme pleige et otage par Jean-Sans-Terre, roi d’Angleterre, dans le cadre de la paix conclue avec Philippe-Auguste. II devient également seigneur d’Elbeuf par son mariage en 1179 avec Jeanne de Meulan,
– Richard d’Harcourt, baron d’Harcourt et fils de Robert II, épouse en 1213 Jeanne de la Roche-Tesson, héritière de la vicomté de Saint-Sauveur,
– enfin Jean Ier, dit le Prud’homme, baron d’Harcourt, vicomte de Saint-Sauveur, lequel est né autour de l’an 1200. Il épouse vers 1240 Alix de Beaumont (décédée en 1275). Comme ce sera le cas pour plusieurs seigneurs normands, les nombreuses possessions des Harcourt en Angleterre et en France les mettront dans une position difficile pendant les conflits entre Capétiens et Plantagenets. Dans ce contexte, la famille d’Harcourt joue son propre jeu : se rendre indépendants à la fois des rois de France et des rois d’Angleterre. Aussi, après la conquête de la Normandie par Philippe-Auguste en 1204, les Harcourt sont les chefs habituels des mouvements féodaux normands dirigés contre le roi de France.
Le château d’Harcourt est situé à 7 km de Villez-sur-le-Neubourg, village lui-même situé à 4 km du Neubourg. Les éléments de la généalogie des seigneurs du Neubourg sont beaucoup plus ténus. Ainsi, Robert de Neubourg était en 1117 l’un des fils du comte de Warwick. Ce Robert fut l’un des hommes les plus respectables de la Normandie, il prit l’habit religieux au Bec et mourut en 1159. Henri de Neubourg succéda à son père en 1160 ; à sa mort, il fut remplacé en 1195 par Robert, deuxième du nom. Henri, deuxième du nom et fils de Robert, lui succéda jusqu’à son trépas en 1229, laissant de son mariage avec Isabelle Malet, Robert du Neubourg, troisième du nom, dont la femme était veuve en 1243. En lui s’éteignait la branche principale de la famille de Neubourg. Quant au vieux château du Neubourg, il date du XIIème siècle et fut un des hauts lieux de l’histoire normande, comme nous l’avons déjà constaté. De ses vestiges les plus anciens, seul subsiste aujourd’hui la salle des Préaux du XIIIème siècle. Compte tenu de toutes ses informations, on peut envisager que le Manoir-de-Calenge ait pu faire l’objet de contestations à la fin du XIIème siècle, entre les barons d’Harcourt (par exemple lorsque Richard II d’Harcourt était parti en croisade aux côtés de Richard Coeur-de-Lion) et les seigneurs du Neubourg, s’agissant de sa possession, d’où son nom. A-t-il été ensuite rasé par Le château d’Harcourt Le château d’Harcourt; dessin du XVIIIème siècle 795Philippe-Auguste ou Jean-Sans-Terre ? On sait que le château d’Harcourt n’a fait l’objet d’aucun dommage sérieux avant la Guerre de Cent Ans, alors que le Neubourg et son château furent détruits par Philippe-Auguste, en 1198, d’après la Chronique de Saint-Denis. Or Louis-Léon Gadebled, lui, nous dit que c’est Jean-Sans-Terre qui brûla le Neubourg en 1198, alors que Philippe-Auguste s’en était saisi en 1193. Certes, nous dirons en conséquence que le Manoir-de-Calenge aurait pu être détruit entre 1193 et 1198, mais aussi peut-être par après. Car de quand datent les premiers manoirs ?
7-1 – Au temps des manoirs
En Auvergne : « … Il est difficile de dater l’apparition des mano irs. Tout juste peut-on en voir surgir plusieurs, dans la documentation écrite du moins, à la fin du XIIIème siècle, comme celui d’Auterive ; possédé par Jean Azam, de Cournon, lequel rédige so n testament vers 1288… Il va sans doute de même pour ceux de Cussat et, plus près encore de Clermont, des Salles, ces 2 derniers s’appuyant sur des murs antiques… » (La maison rura le en pays d’habitat dispersé, de l’antiquité au XXème siècle : Actes du colloque de Rennes, 29-30-31 mai 2002, d’Annie Antoine) En Angleterre et en France : « … Le manoir (en latin manerium), bien que ce nom désigne parfois un château, est l’habitation d’un propriétaire de fief, noble ou no n, mais qui ne possède pas les droits seigneuriaux permettant d’élever un château avec to urs et donjon. Le manoir est fermé cependant, il peut être clos de murs et entouré de fossés, mais non défendu par des tours, hautes courtines crénelées et réduit formidable. Le manoir est la maison des champs placée, au point de vue architectonique, entre le château féodal et la maison du vavasseur, degré supérieur de la classe attachée à la terre seigneuriale, homme libre. Les vavasseurs, dit M. Delisle à propos de la position de cette classe en Normandie, différaient essentiellement des nobles, qui ne tenaient leur fief que moyennant la foi, l’hommage et le service militaire. Dans certaines seigneuries cependant, ils devaient le service militaire à cheval, armés de lances, d’écus et d’épées. Les demeures des vavasseurs, et même des aînés , c’est-à-dire de ceux qui tenaient du seigneur des terres plus ou moins étendues, qui réunissaient plusieurs vassoreries sous leur main et qui demeuraient responsables du service et des redevances des vavasseurs du groupe, ne pouvaient être considérées comme des manoirs en ce qu’elles n’étaient point fermées. Le manoir quelquefois n’est qu’une maison peu étendue, entourée de murs avec jardin ; plus souvent c’est une agglomération de bâtiments destinés à l’exploitation, entourés de fossés, avec logis principal pour l’habitation du propriétaire. Les demeures des rois de la première race étaient plutôt des manoirs que des châteaux, et, jusqu’au XVIème siècle, les grands seigneurs suzerains en France, outre leurs châteaux, qui étaient de véritables places fortes, se plaisaient à élever des maisons de plaisance pour se livrer au plaisir de la chasse, ou pour se retirer pendant un certain temps ; ces maisons peuvent être considérées comme des manoirs. Beaucoup d’abbayes royales possédaient dans leur en clos des manoirs où les princes venaient se reposer des affaires. L’Angleterre a conservé un nombre assez considérable de ces maisons de campagne des XIIIème, XIVème et XVème siècles ; mais en France nous n’en connaissons pas qui soient entières et qui remontent au-delà du XVème siècle. Le manoir, proprement dit, contenait toujours une salle, comme le château, et en Angleterre la dénomination de manor-house s’est conservée. C’est qu’en effet dans ces résidences la salle est la partie importante du programme jusqu’au XVème siècle. Au XIIème siècle, le roi Richard d’Angleterre avait à Southampton un manoir qui servait de lieu de rendez-vous au moment de l’embarquement. Ce bâti ment se composait d’une salle, d’une chapelle et d’un cellier. Une chambre privée était souvent placée à côté de la salle. La disposition des manoirs, à la fin du XIIème siècle et pendant une partie du XIIIème, était la même en France et en Angleterre. L’abbaye de Saint- Maur possédait au Piple, près Boissy- Saint-Léger, un manoir d’où dépendaient vingt-deux arpents de vigne, avec deux pressoirs et sept arpents de bois. L’abbé Pierre Ier, vers le mi lieu du XIIIème siècle, fit rebâtir ce manoir en partie ; on y construisit, par son ordre, une chape lle, une salle avec cellier au-dessous, et un logis qui fut entouré de murs et de larges fossés. Cependant, dès le XIIIème siècle, la distinction entre le château et le manoir fut moins tranchée en Angleterre que de ce côté-ci du détroit. Beaucoup de châteaux anglais de cette époque seraient pour nous de grands manoirs en ce qu’ils ne possèdent pas les défenses qui constituent chez nous le château. Les châteaux d’Aydon (Northumberland) de Stokesay (Shropshire) seraient, en France, classés parmi les manoirs, et celui d’Aydon particulièrement est un d es plus complets et des plus vastes que l’on puisse voir. Il comprend un corps de logis principal à trois étages avec ailes, des cours et un jardin enclos de bonnes murailles. Ce manoir est crénelé, mais ne possède ni tours ni donjons. Les châteaux les plus forts en Angleterre conservent, sauf de rares exceptions, une apparence de maison de campagne qui les distingue de nos grandes résidences féodale s, telles que Coucy, par exemple, ce qu’explique l’état intérieur du pays depuis le XIIIème siècle.
Plusieurs des châteaux de la Guyenne, bâtis sous l’abomination anglaise, bien qu’ils conservent, dans leurs détails, tous les caractères de l’architecture française de la fin du XIIIème siècle et du commencement du XIVème, présentent cette particularité de rappeler les dispositions des grands manoirs anglo-normands. Logis carrés, avec enceintes, absence de tours flanquantes, bâtiments percés sur le dehors, basses-cours entourées de murs, fossés extérieurs. Plans irréguliers comme ceux de la villa romaine, services séparés les uns des autres et formant autant de corps de bâtisses. Les Anglais ont conservé, dans les dispositions des maisons de campagne qu’ils élèvent aujourd’hui, ces traditions du Moyen Age ; ils ne s’en trouvent pas plus mal et appliquent sans difficulté ces principes vrais à la vie moderne. Nous reconnaissons volontiers que les Anglais sont nos m aîtres en fait de confort (ils ont trouvé le mot), et nous répétons sur tous les tons que l’architecture du moyen âge ne peut se prêter à nos habitudes modernes. Il y a là une de ces contra dictions si nombreuses dans les jugements que nous portons en France à propos des choses d’art. Déjà, dans le château du moyen âge, on reconnaît que les services divers occupent la place convenable, prennent leur importance relative sans que les architectes se soient autrement préoccupés des questions de symétrie. Mais dans le château la raison militaire imposait souvent des distributions qui ont pu contrarier ou modifier certaines habitudes de bien-être ; il n’en est pas ainsi dans le manoir. Là il s’agit seulement de satisfaire aux besoins et aux goûts de l’habitant. La question de défense est accessoire ; le manoir n’est qu’une maison de campagne suffisamment fermée pour être à l’abri d’un coup de main tenté par quelques aventuriers, elle ne prétend point résister à un siège en règle. Simple, pendant les XIIème et XIIIème siècles, comme les habitudes des propriétaires terriens de ce temps, le manoir ne possède alors qu’une salle avec cellier au-dessous et petit appartement accolé ; à l’entour viennent se grouper quelques bâtiments ruraux, granges, étables, pressoir, fournil, logis des hôtes ou des colons, le tout enclos d’une muraille ou d’un fossé profond. Au XIVème siècle le manoir s’étend, il essaye de ressembler au château, il possède plusieurs étages, les services se compliquent. A la fin du XVème siècle, le manoir prend souvent toute l’importance du château, sauf les défenses, consistant en tours nombreuses, ouvrages avancés, courtines élevées. Plessis-les-Tours, habité par Louis XI, n’ était qu’un grand manoir, et sa véritable défense consistait en une surveillance assidue des abords qui en éloignait les indiscrets et les gens suspects. Lorsque l’artillerie à feu devint un moyen d’attaque contre lequel la fortification du moyen âge fut reconnue impuissante, des manoirs s’élevèrent en grand nombre parce qu’on constatait chaque jour l’inutilité des défenses dispendieuses élevées par les siècles précédents. 797 Au XVIème siècle, beaucoup de petits châteaux virent même démolir leurs tours inutiles, percer leurs courtines sur les dehors, et furent ainsi convertis en manoirs. Ces modifications apportées en France par les mœurs, par la centralisation du pouvoir, par l’affaiblissement de la féodalité, dans les résidences des champs, modifications qui tendaient à remplacer le château par le manoir, n’avaient pas de raisons de se produire en Angleterre. Dans ce pays le château n’est qu’une place forte ; l’habitation de campagne prend , dès une époque ancienne, l’aspect du manoir, et elle le conserve encore aujourd’hui. Il n’existe plus en France de ces manoirs des XIIIème et XIVème siècles, comme on en voit encore en Angleterre ; les guerres des XVème et XVIème siècles en renversèrent un grand nombre, car ces résidences ne pouvaient se défendre contre des corps armés. Au dernier siècle, l’amour de la nouveauté fit détruire une quantité immense de ces demeures des champs. Quelques-unes des plus solides, se rapprochant des dispositions défensives du château, furent seules conservées. Quant aux manoirs ouverts, et qui seraient pour nous des maisons de campagne, c’est à peine si dans quelques fermes de la Champagne, de la Bourgogne, de l’Ile- de-France, de Laonnois, du Soissonnais et du Beauvaisis, on en retrouve quelques traces, telles que caves, substructions et enceintes… » (Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIème au XVIème siècle, de Viollet-le-Duc, 1863)
7-2 – Un exemple de manoir normand du XVème, le Manoir de Challenge à Louviers
« … Hôtel de manufacturier dit Manoir de Challenge à Louviers. Adresse : 50, Grande Rue. Parties constituantes : chapelle, pont, cour, parties industrielles. Epoque de construction : XVème siècle, 1er quart du XVIIIème siècle. Auteur : maître d’œuvre inconnu. Historique : mention, en 1502, de la maison du XVème siècle de Guillaume Challenge (l’aîné). Aménagée avant 1720 pour Jean Maille, manufacturier. Ensemble détruit en 1940. Gros-œuvre : bois, pan de bois, enduit partiel, calcaire. Matériau de couverture : tuile plate. Etages : 2 étages carrés, 1 étage de combles. Couvrement : voûte d’ogive. Décor : sculpture. Représentation : blason. Type de couvertures : toit à longs pans, pignon couvert. Escaliers : escalier hors-œuvre, escalier en vis. Typologie : pan de bois à grille, encorbellement. Etat : détruit… » (Patrimoine de France, 1969)
Le Manoir de Challenge a été détruit en 1431, lorsque la ville de Louviers fut rasée par les Anglais. Il n’en resta que ce qui était enterré, à savoir les fondations. C’est Jehan Chalenge, fils de Guillaume Chalenge l’aîné, qui le fit reconstruire tel qu’on peut l’observer sur le dessin de la page précédente. Certes ! Mais en 1423, Guillaume Chalenge l’aîné détenait plusieurs héritages à Louviers : une foulerie, un manoir situé en la paroisse Notre-Dame, et plusieurs autres maisons. C’est ce que nous révèlent les comptes de Guillaume Herbert, receveur de Louviers pour l’archevêque de Rouen. Le relevé de l’année 1425 nous précise les sommes que Guillaume Chalenge l’aîné lui devait pour ses possessions : « … Guille Chalenge pour sa foullerie V l(ivres) Jehan Beaupigne en lieu de Jeh(an) le Bien pour sa foullerie V l(ivres) Guill(aum)e Chalenge le jeune Guill(aum)e de Bigars Pierre Baillement pour ces trois part neant pour ce qu’ils ne sont maiz reus et sont conviiez… a non valoir… Hebert Fuyart et safeme en parravent feme de Tomas Mourrot et en piece deut de Guill(aum)e Loysel fille et heritiere de Richart Dampsainct en lieu de Guill(aum)e Challenge laisne icelluy en lieu de feu Estienne Allain qui doit par an (au) terme (de) saint Michel XII li(vres) de rentes sur son manoir ass(i)z en la paroisse N(o)st(re) Dame de Loviers au Martray dun coste Pierre Cailleut daut(re) Robin Houel lahalle aux draps et Jehan Ameline dun bout le pavement et dautre la rue du Forguet… » Il semble cependant que ce premier manoir fut occupé par Guillaume Chalenge bien avant 1423, manoir qu’il avait tenu d’Estienne Allain (et non de Jehan Chalenge) et qui, après cette année-là, l’avait été par Richart Dampsainct (pour un dû de 12 livres de rentes à l’archevêque de Rouen), en la paroisse Notre-Dame de Louviers. Nous pensons que Guillaume Chalenge avait possédé ce manoir à la même époque que le fief de Bérengéville-la-Campagne, tous d’eux ayant appartenu à Etienne Alain, probable successeur de Philippe (Phelipot) Alain ; donc ces transactions eurent certainement lieu entre 1394 et 1406, et plus probablement entre 1398 et 1406, puisque le manoir du fief de Bérengéville-la-Campagne fut incendié et détruit en 1398 à cause de la guerre. Quant au Manoir de Challenge datant du XVème siècle, la concordance des emplacements nous amène à dire que ce fut probablement celui qui est cité en 1425 dans l’acte ci-dessus. Il est maintenant fort probable que Guillaume Chalenge l’aîné ait été fait écuyer en 1406, c’est-à-dire juste après la nomination de Louis d’Harcourt comme Archevêque de Rouen. Il était très jeune, tout comme cet archevêque ; il avait tout au plus la trentaine. Comme nous l’avons déjà dit, l’achat du fief de Bérengéville-la-Campagne n’a probablement été conclu qu’après avoir obtenu ou hérité des financements de son père. Ce manoir nous ramène aux fouilles faites, pendant le XIXème siècle, dans une pièce de terre dénommée Manoir-de-Calenge et située aux confins de la commune de Villez-sur-le-Neubourg. Voici encore une précision à ce sujet : « … Dans l’Eure, pour la seule année 1830, ou aux alentours immédiats de cette année, à Villez-sur-le-Neubourg, dans une pièce de terre nommée le Manoir de Calange, le propriétaire, Monsieur Dufour a observé… les fondations d’une habitation en maçonnerie de silex correspondant à plusieurs appartements… » (Les origines des recherches françaises sur l’habitat rural gallo-romain, de Jacques Harmand, 1961) Or nous avons vu que près de Clermont en Auvergne, plusieurs manoirs datant de la fin du XIIIème siècle s’appuyaient sur des murs antiques. Il en est évidemment de même s’agissant du Manoir-de-Calenge.
Nous avons montré que les murs des excavations pouvaient avoir servi de caves destinées aux fileuses de lin. Et nous avons fait l’hypothèse que ce manoir aurait pu être détruit entre 1193 et 1198, pendant la conquête de la Normandie entreprise par Philipe-Auguste. Mais réfléchissons. Cette époque est bien lointaine pour que la mémoire collective (celle des gens de Villez) puisse encore faire état, au XIXème siècle, de ce que fut cette pièce 799de terre où poussait la bruyère, à moins que le Manoir-de-Calenge ait été reconstruit après avoir été détruit, car sinon les ravages dus à la Guerre de Cent Ans auraient balayé toute trace de son appellation. En 1346, les Anglais, débarqués près de Saint-Vaast-la-Hougue, traversent la Normandie en la dévastant. Toutefois, pour ménager ses forces, Edouard III n’attaque ni les châteaux, ni les villes fortes. Malheureusement, dix ans plus tard, la guerre reprend. Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, et comte d’Evreux, livre aux Anglais une partie de la Normandie, Le Neubourg est occupé en 1356. A-t-il été détruit au cours de cette période, ou plutôt lors de l’occupation du Neubourg par les Anglais entre 1418 et 1449 ? Pour autant, cela justifierait-il l’hypothèse que le père de Guillaume Chalenge l’aîné l’ait quitté pour s’installer au Neubourg ? Mais souvenons-nous de la métairie de Challonges, située entre Ecorpain et Montaillé, à l’Est du Mans.
Nous avons tenté d’étudier l’origine de son nom à la fin du Dixième Livre. Nous rappelions à ce sujet qu’Albert Dauzat, pour Challonges, renvoie à Calonges (Callonica villa ; le suffixe « ica » s’est transformé en « ja »), du nom d’homme latin (ou gallo-romain) Callonus ou Callonius suffixé par ica (la propriété de). En Normandie, le mot Calenge a remplacé le terme Calonge. Le suffixe ville, comme dans Calengeville, n’a pas subsisté. Constatons, dans la région du Neubourg, que beaucoup de villages ou villes actuelles ont un toponyme qui se termine par ville : Epreville, Ecardenville, Neuville, Omonville, Crosville, Cesseville, Ecauville, Renneville, etc. Mais Villez-sur-le-Neubourg est aussi le nom d’une ancienne villa, à savoir une exploitation agricole. Par conséquent, on peut émettre l’hypothèse, certes peu convaincante, que le Manoir-de-Calenge ait été bâti sur les fondations d’habitations gallo-romaines dont le propriétaire fut un nommé Cal(l)onus ou Cal(l)onius, d’où son nom : Calonica (villa), puis Calenge. Or il est beaucoup plus probable que la toponymie actuelle soit d’origine franque, puisqu’il faut attendre l’arrivée des Francs vers l’an 500 sur le plateau du Neubourg pour retrouver une colonisation agricole. Les noms de lieu d’origine franque sont beaucoup plus nombreux : Semerville est le domaine de Sigemar, Emanville celui d’Esmann, etc. Les Francs arrivent donc et défrichent le pays. Souvenons-nous ainsi que le toponyme Calenge pourrait aussi dériver du mot Calonica (cf. le Dixième Livre) qui désigne une colonie au sens ou le fermier avait une maison « pro Colono », conformément aux 2 extraits de textes suivants :
– « .. Les mots colonia, calonica, calonicum, présentent à peu près la même signification que le mot mansus, plus fréquemment usité dans les chartes d’une date postérieure (à la période franque ou barbare)… On estime que la colonie comportait une étendue de terrain d’environ 12 arpents (environ 6 hectares)… » (Histoire religieuse, civile et politique du Vivarais, de l’abbé Rouchier, 1861)
– « … Calonica ou Calonicum, & Colonica & Colonicum, tous ces mots ne signifient qu’une même espèce d’héritage, & il ne diffère de celle qui est nommée Mansus, qu’en ce que celle-là avoit une maison pro Colono, pour le fermier qui la cultivoit, laquelle après avoir défriché tout autour bien des terres, est souvent devenue une grosse métairie, villa ou un village. Elle devait avoir pour le moins 12 arpens de terre… » (Mercure géographique, du père Lubin Augustinin, prédicateur et géographe ordinaire du roy, 1678)
Par conséquent le Manoir-de-Calenge, situé près de Villez-sur-le-Neubourg, pourrait avoir été une de ces colonies franques. De toute façon, il est évident que ledit manoir avait été construit sur des fondations gallo-romaines. Cela dit, qu’est-ce qu’un manoir, du latin manerium ? C’est le centre d’une exploitation rurale : « … De cet inventaire du cartulaire pour la seconde moitié du XIème siècle, nous déduisons que l’abbaye de Fécamp possédait un manerium à Ecretteville, celui-ci n’étant rien d’autre que le centre d’une exploitation rurale d’un domaine… » (Des châteaux et des sources : archéologie et histoire dans la Normandie médiévale, d’Elisabeth Lalou, Bruno Lepeuple et Jean-Louis Roch, 2008) Nous avons constaté précédemment que le manoir est l’habitation d’un propriétaire de fief, noble ou non, mais qui ne possède pas les droits seigneuriaux permettant d’élever un château avec tours et donjon. Le manoir est fermé cependant, il peut être clos de murs et entouré de fossés, mais non défendu par des tours, hautes courtines crénelées et réduit formidable. Le manoir est la maison des champs placée, au point de vue architectonique, entre le château féodal et la maison du vavasseur, degré supérieur de la classe attachée à la terre seigneuriale, homme libre. Au cours du XIème ou XIIème siècle, le Manoir-de-Calenge, d’origine normande, aurait donc pris la relève de la Calonica franque. En latin, on écrirait ce toponyme sous la forme « manerium de calonica (ou de Calonja) ». Telle est une des significations possible, mais peu probable eu égard à la très grande superficie des terres d’une colonie, du Manoir-de-Calenge. Il convient enfin de rappeler les certitudes et incertitudes qui ont émaillé nos recherches :