par M. J.-M. THAURIN, de Rouen, membre correspondant de la Société.
(Recueil des travaux de la Société libre d’agriculture, sciences, arts et belles-lettres de l’Eure, 1855-1856)
Le territoire actuel de la ville du Neubourg et des pays circonvoisins appartenait à cette partie de la Gaule celtique qu’habitaient les Aulerques éburoviques, fondateurs de Médiolanum, puis Eburovicum, Evreux. Sans prétendre en aucune façon rapporter directement l’origine de la ville du Neubourg à ces époques si reculées, je dois cependant constater l’existence d’une tradition, qui veut qu’une ville antique, du nom de Rougemont, ait existé, autrefois sur ses anciennes bruyères domaniales. Il est certain, en effet, que les anciennes bruyères du Neubourg (ou de Vitot) ont été le siège d’habitations antiques. En voici la preuve irréfragable.
M. Lemercier, marchand de vins dans la ville même, faisant défricher, au mois de décembre 1842, une portion de ces bruyères, située sur l’un des penchants du vallon qui les traverse et dans le voisinage du bois de Pérousette, on y trouva plusieurs de ces petites meules à grains, en poudingue ou en grès verdâtre, dont on attribue généralement la fabrication et l’usage aux peuples de la Gaule. Ces instruments gisaient, du reste, au milieu de ferrailles fort oxydées et de débris très nombreux de tuiles et de poteries évidemment romaines, que le propriétaire mit, avec générosité, à ma disposition. Au mois de janvier de l’année dernière, en creusant une sablonnière sur une autre partie des mêmes bruyères, appartenant à M. Dupont, on découvrit encore de grands fragments de vases, contemporains de ceux qui accompagnaient les meules trouvées en 1842, et qui m’ont été obligeamment envoyés par M. Amy fils, de l’endroit.Je dois aussi à l’amitié de M. Hurel, architecte, plusieurs objets de l’époque romaine, qui furent trouvés dans l’une des fouilles auxquelles donna lien, en 1841, la destruction d’une partie des murailles du château fort, vers les prairies. L’un des monuments dont je parle est en bronze et fragmenté, il parait avoir été la base d’un grand candélabre antique ; les trois autres sont en verre. Avec les deux extrémités coniques de ces coupes, si communes chez les Romains, se trouvait une petite bouteille de un tiers de litre environ, à ouverture assez large, ayant la panse inférieurement évasée et aplatie. J’ai pu recueillir encore, en quelques années, sur le sol même du Neubourg, les bronzes romains dont voici l’énumération : un moyen bronze de l’empereur Néron (ère vulgaire 37 à 68) ; un moyen bronze de Vespasien (9 à 79) ; deux bronzes, grand et moyen, de son jeune fils Domitien (51 à 96) ; un grand bronze de Trajan (53 à 117) ; un grand bronze d’Adrien (76 à 138) ; un grand bronze de Faustine l’ancienne, femme de l’empereur Antonin-Pie (86 à 161) ; un grand bronze de Marc-Aurèle (121 à 180), frappé sous sa vingt-quatrième tribunitie ; puis enfin, un moyen bronze de Constance-Chlore (250 à 306), avec un revers indiquant les adoptions et les adjonctions impériales qui eurent lieu à cette époque, ainsi que nous l’apprennent les historiens contemporains. Viennent ensuite un moyen bronze de l’empereur Galère Maximien (292 à 331) ; puis enfin, deux derniers bronzes, de petit module, l’un à l’effigie de Constantin Ier (274 à 337), et le dernier à celle de son fils aîné Crispus, que l’on croit être né vers l’an 300 de notre ère, et qui fut mis à mort injustement, sur les ordres de son père, en 326.
Cette collection de douze médailles romaines, embrassant une étendue de trois siècles environ, jointe aux monuments de la même époque, que j’ai fait d’abord connaître, suffit bien, je crois, pour démontrer évidemment que notre Neubourg moderne, s’il ne repose pas immédiatement, comme tant d’autres villes, sur les ruines d’un établissement antique, fut élevé, au moins, à une bien petite distance de l’un des lieux qu’habitèrent autrefois les Romains. Peut-être à une époque plus ou moins éloignée de nous, une découverte monumentale, dont nous ne saurions en aucune façon discuter l’importance aujourd’hui, a-t-elle été faite sur les bruyères du Neubourg, découverte dont les résultats auraient suggéré, répandu, et enfin accrédité dans le public d’alors cette version de l’existence d’une bourgade antique, du nom de Rougemont. La ville du Neubourg occupe, du reste, le centre d’un terrain dont j’ai eu occasion de constater et de reconnaître de plus en plus, depuis près de vingt années, la compacité monumentale, si je puis m’exprimer ainsi.
Il y a trente ans environ aujourd’hui que M. Bourdon, meunier à Iville et propriétaire de l’un des deux moulins à vent qui existaient autrefois au triage de cette commune dit de la Sente-du-Grand-Moulin, découvrit sur cette propriété, et sans faire aucune fouille, une curieuse médaille d’or, à l’effigie de l’empereur Néron, qu’il possède encore, et que j’ai moulée pour la reproduire. Ce n’est qu’en 1840 que je fus instruit de la découverte de cette monnaie antique et que je la pus voir ; elle avait dès lors beaucoup souffert. L’avers présente au centre du champ la tète laurée de l’empereur, tournée de gauche à droite et d’un relief assez fort, et pour légende : NERO CAESAR AVGVSTVS. Sur le revers se trouve en relief la figure de Jupiter assis et tourné de droite à gauche ; il tient les foudres de la main droite et a la gauche appuyée sur l’extrémité supérieure d’une haste ; la légende est : JUPPITER CVSTOS.
Lors d’une nouvelle excursion que je fis, au commencement de l’année 1854, sur la propriété de M. Bourdon, je découvris, à fleur de terre aussi, dans l’endroit où avait été trouvé le Néron d’or, trois petits bronzes romains, dont le premier, malheureusement très fruste, laisse néanmoins apercevoir distinctement les traits de l’empereur gaulois Postume (ère vulgaire 258 à 267). Les deux autres bronzes, beaucoup mieux conservés, sont pourvus de leurs légendes et frappés aux effigies des deux Tetricus père et fils (de 267 à 273), successeurs de Postume.
Une fouille, à laquelle M. Bourdon avait eu l’obligeance de m’autoriser et même de m’aider, ayant été pratiquée par nous en 1840, au pied de celui des deux moulins qu’un incendie a détruit il y a quelques années, nous en retirâmes un assez grand nombre de débris de toute sorte, notamment de poteries romaines, présentant à peu près toutes les variétés connues. Deux fragments toutefois différaient très-notablement des autres, tant par leur nature que par leur fabrication grossière, qui me les fit tout d’abord attribuer aux Gaulois. Je fus confirmé encore dans cette première idée par la découverte que je fis le lendemain, dans les terres rejetées au bord de l’excavation, d’une petite monnaie de bronze ou d’un tout autre alliage fort dur et qui parait être assez inattaquable. Cette petite pièce est fort grossière; on ne saurait 820douter qu’elle ait été obtenue par le procédé tout primitif de la fusion. Les caractères de là tête humaine de l’avers, et le cheval libre grossièrement modelé du revers, ne laissent non plus aucun doute sur son origine gauloise.
Je me trouve donc autorisé à croire, avec le savant M. Féret aîné, de Dieppe, que l’endroit de la plaine d’Iville qu’occupe M. Bourdon avait d’abord été occupé par quelque bourgade gauloise, à laquelle succéda, comme à peu près dans tout le reste du pays après la conquête, un établissement romain. La première des preuves que j’aie à produire à l’appui de ce fait remonte à l’année 1810. On découvrit en effet cette année-là, dans un champ appartenant à M. de Planterose et faisant partie de la commune de Feuguerolles, des ruines antiques au milieu desquelles furent rencontrées et recueillies plusieurs hachettes en bronze, de fabrique gauloise.
Des ouvriers, qui étaient occupés pendant l’hiver de 1841 à 1842 à défricher une partie de bois taillis à la Neuville-du-Bosc, bois de Sainte-Vaubourg, trouvèrent aussi, sous un monticule de cailloux, reste probable de quelque tumulus gaulois, cinq belles et grandes hachettes de bronze. Ces hachettes, qui avaient toutes été coulées dans des moules différents, étaient gauloises comme celles de Feuguerolles. Deux d’entre elles me furent offertes par le garde-facteur du bois, qui me remit en même temps un casse-tête entier en silex blanc, la partie inférieure d’un second objet de même nature, précédemment rompu par lui faute d’appréciation, et un troisième casse-tête, plus petit que les deux autres, fait d’une sorte de grès vert veiné et fort compacte. Ces trois objets avaient été recueillis par M. Buret lui-même dans les environs du lieu où venaient d’être découvertes les hachettes de bronze. On trouva encore dans le même parage plusieurs meules également celtiques, toutes en poudingue, aux nucules arrondies.
Quelques années auparavant, l’ancien sonneur de Crosville-la-Vieille, un sieur Denos, en travaillant au creusage d’un grand vivier que l’on établissait devant le château de Marbeuf, commune toute voisine du Neubourg, avait également trouvé un petit objet en silex onyx, sorte de miniature des casse-tête dont j’ai parlé, et comme eux fabriqué sans aucun doute par les anciens Gaulois de notre contrée. Lors d’une excursion archéologique que j’entrepris, vers la fin de 1842, sur la commune du Tremblay, je vis, entre les mains d’un maréchal ferrant de l’endroit, deux hachettes celtiques qu’il me dit avoir été trouvées par lui sur sa propriété.
Sur la côte de Sainte-Opportune-du-Bosc, qui borde le vallon traversant les terres de cette commune, M. Gibert, garde particulier des bois qui la couvrent, a aussi trouvé, durant l’hiver de 1851 à 1852, plusieurs fragments de très-épaisses meules gauloises en poudingue brèche. Il en rencontra d’autres, de l’époque romaine, faites de travertin ou tuf meulier, qui étaient très plates.
Là où gisaient des meules celtiques le même garde déterra une belle hachette de bronze, portant sur l’un des côtés de son extrémité supérieure une ansette, dans laquelle était passée, selon son affirmation plusieurs fois répétée, une longue chaînette de bronze. Cette chaînette, que j’ai en ma possession, est d’un travail remarquable pour l’époque dont nous devons croire qu’elle nous est venue. Son inventeur, qui me la remit rompue en plusieurs parties, prétend en avoir perdu la longueur de 20 centimètres en essayant de la récurer sur le lieu même de la découverte. Il recueillit aussi deux objets en fer, que le savant conservateur delà bibliothèque et du musée de Rouen, auquel je les ai communiqués, regarde comme appartenant à l’époque franque ou mérovingienne. L’un, semblable au côté gauche d’un U capital renversé, est muni d’une douille et d’un crochet. L’autre est un fragment de coutelas.
Dans le même temps, M. Gibertavait encore trouvé d’autres parties de meules en poudingue, en fouillant sa propriété personnelle, peu éloignée de la côte de Sainte-Opportune et située dans un endroit remarquablement agreste, qui porte le nom très-singulier de la Tourdisière ! Je dois dire encore qu’auprès de ce site, d’aspect vraiment sauvage, passent plusieurs vieux chemins, grands et fort creux, que l’on appelle les Voies. Si nous rapprochons ce dernier nom des découvertes que je viens de signaler, je serai tenté d’y reconnaître le souvenir traditionnel du passage en cet endroit d’un ou de plusieurs des chemins de l’ancienne Gaule celtique, tels que nous en connaissons des exemples. La Tourdisière, du reste, a sa légende populaire. Selon cette légende, un immense trésor, sous la garde d’une fée, se trouve caché sous les roches brunes de la Tourdisière.
La nuit de la Saint-Jean est la seule de l’année où ce trésor soit visible pour quiconque s’est convenablement préparé à jouir de la magique apparition par des pratiques diaboliques. Au premier coup de minuit, les masses rocheuses s’entrouvrent et laissent voir les immenses richesses qu’elles renferment. Sur la côte du Bosc, voisine de la Tourdisière, on m’a fait remarquer, au mois de septembre 1853, deux petites maçonneries circulaires, faites de silex taillés, joints ensemble par une sorte de mortier jaune très-dur; l’intérieur de ces espèces de tubes a environ 25 centimètres de diamètre, et leurs parois sont d’une épaisseur égale.
Dans les champs de Sainte-Opportune-du-Bosc, j’ai remarqué aussi avec intérêt la très ancienne mare du Nid-de-Grue, creusée dans une argile fortement ocreuse qui contient une quantité de fer considérable. Le sol paraît du reste avoir été exploité dans l’antiquité; car les propriétaires voisins de cette mare n’ont pu parvenir encore à purger leurs terres des innombrables laitiers ou débris ferrugineux qui les recouvrent. J’y ai pratiqué une fouille, de concert avec M. Angu père, et nous avons bientôt trouvé, à peu de profondeur, des restes de grands fourneaux en maçonnerie dont les parois calcinées renfermaient encore beaucoup de cendres et de charbons. Je suis donc autorisé à croire que ce qu’on appelle aujourd’hui la mare du Nid-de-Grue, n’est autre chose qu’une large et très-profonde excavation d’où on a extrait du minerai de fer. Jules César dit des Gaulois : « Leur pays est plein de mines de fer, et ils sont accoutumés à creuser et à faire des trous en terre. » D’une autre part, le savant A. Le Prévost a écrit dans sa Notice historique sur le département de l’Eure, que « les dépôts de laitiers, annonçant l’existence de forges antiques, sont forts communs dans la partie méridionale et occidentale du département de l’Eure ».
De son côté, M. Angu, de Sainte-Opportune-du-Bosc, à l’intelligente et infatigable obligeance duquel je dois la plus grande partie des matériaux de toute sorte et des utiles renseignements que j’ai recueillis dans son pays, trouva, il y a une quinzaine d’années, sur la propriété de feu son père, qu’il habite aujourd’hui, des parties de meules en poudingue ordinaire, avec un fragment de vase, en terre noire, présentant tous les caractères de la poterie gauloise. M. Dufour, maire de Villez, proche le Neubourg, faisant défricher, au printemps de l’année 1841, une pièce de terre alors à l’état de bruyère, située sur la commune qu’il habite et connue sous le nom de Manoir-de-Calenge, on trouva, à l’intérieur d’un terrain noirâtre, très-onctueux et rempli de carbonisations, de nombreux compartiments d’habitations rustiques, composés de maçonneries grossières, en silex, qui renfermaient aussi des débris de meules en poudingue.
Vis-à-vis du Manoir-de-Calenge, aux confins de la commune de Villez, on remarque une vaste excavation creusée sur le penchant du petit coteau qui borde le vallon situé à sa base. Cette excavation demi-circulaire, qui figure assez bien l’enceinte d’un théâtre antique, porte dans le pays le nom de Van-de-Villez, à cause de l’analogie que présente sa forme avec celle d’un van. Sa profondeur peut être évaluée à 20 mètres, sur 200 mètres de longueur et 150 environ de largeur. Vers le milieu du mois de février dernier, un ouvrier terrassier a trouvé sur les anciennes bruyères de Vitot, proche du bois de Pérousettes, une médaille gauloise d’une exécution très barbare. L’avers porte un guerrier passant de gauche à droite ; de la tête, qui peut être casquée, sort un appendice torsadé, la main droite tient un bouclier circulaire, la main gauche une sorte de longue haste. Au revers on voit la figure d’un animal de grande taille, passant de gauche à droite, dont il est assez difficile de reconnaître l’espèce. Je crois cependant qu’on peut le prendre pour un bœuf. Un autre animal, de moindre taille, qui parait être un reptile, est placé sur le dos du bœuf.
La seconde période historique de notre contrée, qui est aussi celle de toute la France, se rapporte à l’occupation romaine. Elle n’a pas laissé de traces moins nombreuses que la période gauloise.
Dès l’année 1837, M. Angu, de Sainte-Opportune, en exécutant divers travaux de terrassement dans la propriété de son père, y avait trouvé des restes de pavage d’habitations romaines et de très nombreux débris de la civilisation et des arts de ce grand peuple, tels à peu près qu’on les rencontre dans toutes les fouilles de la Normandie. C’étaient des tuiles, des poteries dont quelques-unes rouges et ornées de reliefs ; puis d’assez nombreuses médailles des trois métaux, le tout mêlé à des fragments de laitiers ferrugineux. Etant arrivé trop tard, je n’ai pu recueillir de ces trouvailles que quelques bronzes frustes, un fer de javeline et un petit fragment de poterie rouge portant en relief un personnage debout.
La propriété de M. Pierre Barbey, contiguë à la précédente, s’est montrée plus qu’elle encore féconde en monuments de l’époque romaine. Le verger de M. Barbey présente souterrainement, en effet, ainsi que je m’en suis assuré, la figure d’une sorte d’échiquier dont les compartiments nombreux se trouvent formés par les murailles antiques qui le traversent dans tous les sens. La maison d’habitation elle-même a sa muraille postérieure appuyée sur un reste très-solide de construction romaine.
Il va sans dire que des antiques furent trouvés abondamment à l’époque où l’on opéra les plantations et à l’instant où on fit les constructions que l’on voit aujourd’hui sur ce terrain historique. Rien n’a malheureusement été recueilli. L’abondance des monuments était telle en ce lieu que l’on a vu, pendant longtemps, des médailles antiques, lavées par les eaux pluviales, apparaître sur les parois des murs de bauge servant de clôture, et dont la matière avait été prise sur place. Les mêmes particularités se sont fait remarquer dans plusieurs des cours voisines ainsi que dans les champs qui les bornent. Au printemps de l’année 1840, comme je me trouvais chez le garde des bois de Sainte-Vaubourg, il me conduisit sur une partie de terrain nouvellement défrichée, à une petite distance du château féodal de ce lieu, sur lequel j’aurai sujet de revenir.
Nous trouvâmes au bout de ce champ un gros tas de cailloux entremêlés de débris antiques de toute sorte qui avaient, comme eux, été extraits du terrain. Celui-ci en était lui-même couvert, et il suffisait d’y enfoncer le bout d’une canne pour en rencontrer de nouveaux. Une petite fouille, qui fut pratiquée quelque temps après dans le même endroit, fit découvrir deux grands et beaux fragments de poterie rouge, dite samienne, ornés de reliefs qui sont très beaux, sur le plus grand principalement. Les figures de ce fragment représentent des hommes entièrement nus, se livrant à différents jeux ou exercices mimiques ; chacun des personnages est, du reste, encadré dans une magnifique arcade ornée de fleurons, d’ovules, d’arceaux et de perles. On remarque encore sur cette poterie un oiseau, un masque scénique et des coupes portées sur une longue tige.
Les reliefs du deuxième fragment consistent en une frise composée d’ovules séparés par une torsade au bout de laquelle pend un gland. Au centre, sous la frise, se trouve une figure humaine, également nue, qui tient de la main droite une sorte de trompette, et qui a la main gauche appuyée sur la poitrine. Trois petits objets de bronze accompagnaient la poterie rouge ; le plus considérable d’entre eux est un petit buste fruste, dont la tête, portant des cheveux artistement bouclés et roulés, doit être celle d’un Apollon ou d’une femme. La partie postérieure de cette figure est aplatie, et un piton qui sort de la base du cou semble indiquer qu’elle a dû faire partie de l’ornementation d’un objet non métallique. La deuxième pièce de bronze est un côté d’agrafe de ceinturon romain.
Enfin, la troisième présente la figure assez gentille, bien qu’elle soit grossièrement exécutée, d’une petite colombe aux ailes entièrement déployées. Un piton, fixé sous.la première courbure du cou, me fait encore regarder ce petit objet comme une pièce de décoration par scellement. Un balustre de coupe, en verre blanc, orné de fuseaux en forme de côtes de melon, une parcelle de gobelet du même verre, portant des cercles de plein relief, puis une toute petite fiole de verre commun semblable à celui de nos bouteilles à vin, sont les derniers objets que produisit la fouille de Sainte-Vaubourg, dans laquelle on avait aussi trouvé trois médailles en bronze très-frustes et indéchiffrables. Dans le même temps, des ouvriers qui défrichaient une autre partie de bois située à une petite distance de la fouille précédente, tout près de la belle chapelle du Bosc, trouvèrent deux objets de fer fort intéressants ; ce sont : 1° une lame de bêche romaine, taillée en forme de cœur ; une ouverture, ayant la forme d’un angle très-aigu, est pratiquée verticalement au centre supérieur de la lame ; et une profonde rainure, établie au long de chacune des lèvres obliques de son ouverture, permettait d’y glisser à force l’extrémité d’un manche de bois convenablement aplati ; 2° une clef de fer se rapprochant par sa forme de nos belles clefs modernes. Cette clef présente aussi beaucoup de rapport avec celle qui fut trouvée à Pompéi, et dont le dessin réduit a été publié dans l’année 1836 du Magasin pittoresque. Notre clef de fer est surtout remarquable par I’anneau circulaire en bronze qui garnit l’intérieur de sa poignée.
Il y a trente ans environ, le sol du cimetière de la commune d’Ecardenville se trouvant trop élevé, on vendit par adjudication une certaine épaisseur à extraire de ce terrain. Les habitants qui en avaient fait l’acquisition ne furent pas plutôt parvenus, dans leurs travaux, derrière la sacristie de l’église, qu’ils rencontrèrent un terrain tout différent de celui qu’ils avaient jusqu’alors enlevé. Ce n’était plus de la terre proprement dite qu’ils avaient sous leurs pieds, mais un terreau des plus riches, qu’ils demandèrent la permission d’enlever sur toute sa profondeur, pour le remplacer par de la terre ordinaire.
En opérant cette extraction, on rencontra les quatre murailles d’un caveau funéraire, en forme de carré long, dans lequel furent trouvés de très nombreux débris de ces grandes tuiles à bords saillants, de fabrication exclusivement romaine. Un petit vase funéraire en terre cuite, parfaitement entier, était mêlé aux tuiles. On remarqua même que le mortier qui servait à la liaison des pierres du caveau était fait de chaux et d’arène, dernier caractère qui démontre encore l’origine romaine de la construction découverte.
Une fouille, pratiquée en 1845 au pied de la paroi extérieure du mur nord de ce même cimetière, mit à découvert, entre autres objets antiques qui ne m’ont pas été communiqués, 824l’une de ces grandes fioles à col très-allongé, en verre verdâtre, destinées à renfermer des parfums, bien qu’on leur ait si souvent donné le nom impropre de lacrymatoires.
L’église d’Ecardenville elle-même est un des monuments les plus anciens et les plus intéressants du canton de Beaumont-le-Roger. A Rouge-Perriers, autre commune du même canton, une section des champs est connue sous le nom de triage des Fosses-Butroles. Des ouvriers qui travaillaient, dans les premiers jours du mois d’avril 1837, à abattre de vieux arbres plantés sur une petite portion de terrain qui fait partie de ce triage et se trouve être toute voisine des fosses, rencontrèrent, sous le pied de l’un d’eux, un vase en terre cuite, renfermant dix médailles romaines, de grand bronze, toutes frustes, qu’ils recueillirent après avoir brisé et abandonné le vase qui les renfermait.
Quand ces pièces me furent communiquées, j’y pus reconnaître avec certitude, malgré le mauvais état dans lequel elles se trouvaient, les effigies des empereurs romains Titus ou Vespasien, Adrien, Antonin-Pie ; de Faustine l’ancienne, sa femme ; de Commode et de l’impératrice Crispine ; enfin, celle de l’empereur Septime-Sevère, qui parait être la moins ancienne des médailles de cette petite collection. Je me crois donc autorisé à reporter aux premières années du troisième siècle de l’ère vulgaire, c’est-à-dire entre 205 et 211, le dépôt de l’urne romaine qui renfermait ces monnaies, et peut-être aussi les cendres d’un Romain de l’époque, dans le lieu où on les trouva.
Trois de ces médailles sont en ma possession, avec un fragment authentique du vase qui les avait contenues. Le propriétaire du terrain m’apprit, en m’aidant dans mes recherches, que non loin de là avaient été trouvés antérieurement de grands débris de vases en fonte ou en bronze.
Je recueillis aussi, sur le sol de la découverte, un débris de meule en poudingue, dont je n’ai conservé qu’une parcelle. M. Dufour, de Villez, proche le Neubourg, m’a affirmé que les terrassements de son Manoir-de-Calenge, dont j’ai déjà parlé, avaient produit une grande quantité de débris de poteries antiques, parmi lesquels il en avait remarqué de rouges avec des reliefs, ainsi que d’autres fort délicats, peu épais et habilement tournés, qui étaient quelquefois couverts d’ornements gravés en creux, avec beaucoup d’art, comme il s’en trouve un certain nombre dans ma vaste collection céramique. Me voici bientôt parvenu au terme de la tâche que je me suis imposée.
II me reste toutefois, pour compléter mon œuvre, à parler des grandes voies de communication dont j’ai pu reconnaître l’existence et la direction sur notre sol. Ces voies ou grands chemins antiques sont au nombre de trois. C’est encore sur cette commune de Sainte-Opportune-du-Bosc, dont j’ai déjà signalé la richesse archéologique, que je crois avoir reconnu le premier d’entre eux.
Il existe en effet dans les champs de ce pays une assez grande pièce de terre labourable, qui porte, de temps immémorial, le nom d’Acre-Perrette ou Perrée. Mon intelligent ami, M. Angu, et plusieurs autres personnes éclairées de l’endroit, m’ont tous dit que ce nom d’Acre-Perrée avait été donné et conservé au terrain dont je parle à cause qu’il était traversé par un ancien grand chemin perré, dont personne ne se rappelait l’époque, soit de l’usage, soit de la suppression. Il est facile, dans les années de sécheresse surtout, quand les végétaux dont on charge annuellement ce terrain sont parvenus à un certain point d’accroissement, de suivre la trace et de reconnaître les proportions assez vastes de la voie, ou du moins des constructions antiques qui existèrent en ce lieu, par les différences très sensibles que l’on observe dans l’aspect général et dans le développement des diverses parties de la végétation.
Le sol dont je parle est en effet tout jonché, principalement aux époques du labourage, de débris antiques de toute sorte, au milieu desquels on a recueilli un assez grand nombre de bronzes impériaux de tous les modules, et surtout de petites médailles de Postume, des Tétricus, des Victorinus, etc. Je dois à la complaisance de M. Dufour, maire de Villez, d’avoir appris qu’il existe dans les champs de la commune d’Epréville, voisine de la sienne, les restes fort évidents d’une deuxième voie antique. Des grès aplatis, d’une forte dimension, composent le pavage de ce dernier grand chemin, qui est aussi fort large. Il parait même que plusieurs de ces grés taillés ont dû être extraits du terrain qui les renferme, pour en faciliter la culture.
Selon le même M. Dufour, la direction de ce reste de via ou chemin perré, comme on l’appelle encore, aurait lieu du nord-est au sud-ouest, en partant d’Epréville pour se rendre dans les environs de Beaumont-le-Roger, c’est-à-dire au centre de plusieurs des pays où M. Auguste Le Prévost et ses savants confrères ont constaté, depuis longtemps, le passage de plusieurs autres voies romaines et de leurs nombreux embranchements. Le dernier chemin antique, dont j’aie à parler se trouve beaucoup plus rapproché encore du Neubourg queles deux précédents, n’est autre que celui qui traverse vers l’est toute la largeur des terres d’Iville, que nous connaissons sous le nom de triage de la Sente-du-Grand-Moulin, où j’ai déjà eu l’occasion de vous signaler un gisement d’antiquités des époques gauloise et romaine, distinctes par leurs produits monétaires et céramiques.
Cette portion de voie porte aussi dans le pays le nom très-caractéristique de Vieux-Chemin-Perré d’Evreux. Tout le monde sait que l’on rencontre la même dénomination dans un grand nombre d’endroits de la France, et particulièrement de l’ancienne Normandie, où elle indique toujours le passage ou au moins le voisinage d’une antique via gauloise ou gallo-romaine, dont la tradition populaire a conservé le souvenir et presque infailliblement l’usage jusqu’à nos jours. Il y a plus de deux siècles, l’historien des grands chemins de l’empire romain, qui avait pu étudier un grand nombre de ces monuments, beaucoup moins rares alors et généralement mieux conservés qu’ils ne le sont de nos jours, s’exprimait ainsi, en parlant des chemins rustiques de l’antiquité : « La populace des champs, dit-il, les appelle autrement cheminsferrés, soit pour la dureté et fermeté de l’ouvrage qui, depuis quinze ou seize cents ans résiste au froissement du charroi, ou pour la couleur des petits cailloux, entiers ou par fragments, desquels la surface desdits chemins est composée, qui sont pour la plupart de couleur noirâtre, tirant à celle du fer. » A l’époque gallo-romaine, le sol sur lequel ont été fondés, depuis, le Neubourg et les communes environnantes, n’était pas seulement couvert, ainsi que je l’ai démontré, de constructions civiles et religieuses d’une certaine importance ; des enceintes militaires avaient été aussi élevées sur ce terrain pour servir à la défense soit des armées du vainqueur des Gaules contre les indigènes encore incomplètement soumis, soit pour protéger ceux-ci contre les invasions barbares.
Dès l’année 1832, M. A. Le Prévost signalait en ces termes le premier camp romain qui ait été remarqué dans les environs du Neubourg : « Sur la route de Juliobona à Médiolanum, à peu près vis-à-vis l’église du Plessis-Mahiet, existe, au bord même de la voie antique et du côté du nord, une enceinte à peu près carrée et connue dans le pays sous le nom de Camp-de-César ». Une autre enceinte militaire, analogue à la précédente, mais qui se trouve beaucoup plus rapprochée du Neubourg, a été observée, il y a moins de vingt ans, dans les bois du Champ-de-Bataille, vers la Neuville-du-Bosc, par MM. le docteur Chopin, médecin au Neubourg, et Angu père.
Je dois, pour compléter ce que j’ai dit des richesses archéologiques de cette jolie contrée, noter en passant la curieuse collection d’objets antiques des époques gauloise, gallo-romaine et mérovingienne, provenant du sol de la localité, que M. Quesney a pu réunir au château du Champ-de-Bataille. On m’assure aussi qu’il y a-dix ou douze ans, lorsqu’on défrichait la garenne du Bosc-Fichet, située à gauche de la route départementale du Neubourg à Beaumont-le-Roger, on y trouva de nombreux restes de constructions et de pavages anciens. On en a encore trouvé un peu plus loin, près du Moulin-de-la-Forêt. Enfin, j’ai moi-même recueilli sur presque tous les points de mes explorations des boucles et des fibules en bronze argenté ou étamé, absolument semblables à ceux de l’époque mérovingienne qu’on a trouvés en Allemagne, en Angleterre et dans notre pays. En sorte qu’on ne saurait douter du séjour du peuple franc sur le sol où s’élève aujourd’hui la florissante petite ville du Neubourg, dont j’aurai à m’occuper tout particulièrement dans la seconde partie de mes recherches historiques.